samedi 5 septembre 2009

La course


Pink Floyd: One Of These Days - Meddle - 1971 par TamarStpierre


Je pars.
Mes compagnons sont en liesse et je ne peux prendre part à leurs réjouissances : Je sais la distance qu'il me reste à parcourir.
Je m'élance avec une crainte : Celle de ne pouvoir aller au bout.
Nom de Zeus ! Pourquoi m'ont-ils choisi ?
Nous étions pourtant plusieurs pour un tel exploit ! C'est ma dernière participation aux jeux olympiques : J'y ai prouvé ma résistance lors de l'épreuve des cinquante stades ! Mais là... Il s'agit d'en couvrir près de deux cent cinquante ! Il suffirait que j'aille à mon train habituel, trop rapide pour la distance, et je ne pourrais conclure ma course.
Pour l'instant, ma foulée est longue, sûre et appuyée ; mon souffle et les battements de mon coeur résonnent doucement dans les tempes avec régularité. Ils me rappellent les lointains tambours que l'on entend certains soirs, sur la côte maurétanienne, alors que des tribus noires sortent de leurs forêts, repeuplent les déserts. Leur lenteur démontre la bonne marche de mon organisme rompu à cet exercice.

C'est étrange : Je cours pour la liberté, j'en suis conscient ! Pour ma liberté ! Pour celle de ma nation ! Pourtant, j'ai l'impression d'inaugurer... Quelque chose... Je ne sais pas exactement... Je suis certain que ma preuve de volonté restera un exemple pour les générations futures.
L'aube vient. Seul. Paysage grandiose où les montagnes tombent à la mer. Je continue de courir, de gravir ces chemins escarpés. Des pierres friables y abondent. Les plaques de terre sèche n'y facilitent pas ma progression.
Le soleil se lève. Je dois avoir avalé le quart du trajet. Pour la première fois, parvenu au faîte d'une colline, je ressens des douleurs articulaires. Elles réveillent en moi un mal plus pernicieux : Pourquoi me suis-je porté volontaire à ce conflit ? Pourquoi y ai-je risqué ma vie ? Et à quel prix ? Celui de la liberté ? Quelle liberté ? Quelle folie.
Serais-je resté sur le champ de bataille qu'il m'eût été impossible de gouter à nouveau de ce fruit délicieux : La joie de se sentir indépendant.
Serait-ce pour la gloire de la victoire ? Pour m'octroyer bonne place en l'Olympe ?
L'honneur des victoires, les triomphes, reviennent aux généraux. Le soldat n'est que l'un des multiples pions de leurs jeux de stratégie. Il n'est bon qu'à lutter contre l'ennemi, autre pion, tout autant manipulé.
Sa dignité d'Homme et son esprit critique sont soigneusement annihilés par la discipline de fer qui, même chez nous, athéniens, étouffe lentement nos personnalités.
Notre place sur l'Olympe des dieux ? A première vue, ces dieux construits de toute pièce par les grecs, je n'y crois pas. Ainsi que mon ami Protagoras, il m'échoit de songer à cette entité que le peuple juif, rencontré lors de mes pérégrinations, voit en démiurge, artisan de l'univers, de nos vies.
En outre, le massacre ne fait pas les héros. J'ai vu couler le sang plus que les rivières, les têtes rouler à terre, des ventres percés de longues sarisses hoplites, les entrailles vomies de l'abdomen de mes amis chers. Si tel est le prix du demi-dieu dans notre cité hellène, je préfère encore être métèque avec peine.
Pourtant ! Que notre civilisation est raffinée si l'on omet les plaies que je viens d'évoquer ! Une civilisation démocratique. J'ai le pressentiment que d'autres mourront pour la survie de cette idée : Des hommes lutteront contre l'oppression d'où qu'elle vienne car d'autres, les tyrans, seront toujours présents pour semer discrimination et injustice. Toujours présents jusqu'au jour où nous serons moins hommes qu'humains.
Les jeux olympiques sont-ils une de ces tentatives d'humanisation ?
Sous l'égide de la paix des olympiades, pourrons-nous rêver d'une paix définitivement acquise ?

Je me demande pourquoi je gis lourdement sur le sol des garrigues grecques. Je prends conscience de l'état de mes jambes. Mes pieds nus coupés ne m'inquiètent pas. Mes muscles me font souffrir horriblement. Mes réflexions, anabolisant suprême effaçant la sensation de douleur (phénomène dû à l'habitude et à la répétition des marches forcées), me permettent d'aller vers cet authentique exploit. Mais l'exploit en marche, en course, laisse sur moi les séquelles de l'effort, et insidieusement me conquièrent les crampes.

Le soleil de l'Attique commençant à darder ses flèches du feu sur mon corps tourmenté, me voici devant les murailles d'Athènes, ville emblématique de l'intelligence humaine. A chaque pas et mes jambes se dérobent sous moi. Mécaniquement, alternativement, une jambe pourtant vient se projeter devant l'autre. Le bruit du tambour résonne follement dans mon cerveau. Schizophrène, le rythme fou des images de la ville, comme celui sur lequel dansent les femmes maures, précipite, bouscule tout dans mon crâne. Je n'y vois pas ma vie défiler. Mes yeux sont embués.

Je dois les prévenir que c'est la victoire sur la plaine de Marathon !
Ils doivent prévenir la contre-offensive perse au Pirée !
Je m'écroule sous les silhouettes vagues de mes maîtres.
Ma mission s'achève.
Je suis Philippidès, Tyrrhénien d'Athènes !
Puis un coup sur ma tête lasse : la mort.